Le Lab50 a marqué les esprits aux Universités d’Eté avec sa grande conférence sur l’intelligence artificielle, qui restera dans les mémoires comme un moment emblématique d’intelligence collective sur les bouleversements entraînés par l’IA dans nos métiers. Ce fut un modèle de débat constructif et prospectif avec des interventions de très haut vol, une animation parfaite, et un sujet – l’IA et ses impacts – qui suscite bien des interrogations, bien des appréhensions et bien des attentes. Bref, il y a eu match … et quel match !   

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La déferlante ChatGPT et l’essor fulgurant de l’lA générative changent la donne pour les professionnels du chiffre mais aussi pour les citoyens que nous sommes. Le Lab50, sous la baguette de son chef de projet et animateur chevronné Cyril Degrilart, s’est attaché à apporter de nouvelles clés de compréhension et des pistes d’action pour tous.

Eclairer les enjeux éthiques de l’IA, cerner la nature et l’ampleur des bouleversements technologiques en cours, se saisir des opportunités considérables qu’offrent les nouveaux outils pour notre avenir et pour la réinvention de nos métiers ; mais aussi, au-delà du seul cadre du commissariat aux comptes et de l’expertise comptable, se demander si le remplacement de l’homme par la machine n’est pas juste un slogan trompeur ou un fantasme inhibant alors qu’on peut faire d’elle notre meilleure alliée et la source d’une créativité humaine démultipliée : telles sont les principales directions que nous avons pu emprunter au long de cette rencontre haletante.

Une rencontre portée par de remarquables intervenants et par l’ambition de conjuguer théorie et pratique, recul historique et visée prospective, lucidité et audace. Avec Vincent Reynier, président de la CRCC de Paris, pour arbitre du match, un arbitre engagé et très « punchy », aux côtés d’un Cyril Degrilart à l’affût des nouvelles tendances de la tech et de ses opportunités pour la profession.

Montée sur le ring

La rencontre s’est ouverte sur l’évocation des travaux réalisés par le Lab50 depuis 2018 dans le domaine de l’IA et sur le rappel de quelques questions récurrentes qui ponctuent le quotidien de la profession : où se situent les risques et les opportunités de l’intelligence artificielle pour nos cabinets et pour les entreprises, comment se servir au mieux des outils « intelligents » et dégager la vraie valeur de nos métiers, quelles compétences privilégier, à quelles remises en cause s’attendre …

Avec une approche opérationnelle, inspirante et pluridisciplinaire, les centaines de participants – près de 1 000 au total, en présentiel ou en visio ! – étaient ainsi invités à prendre de la hauteur et à se projeter dans l’avenir avec l’aide des experts en IA présents sur scène : représentants de la profession rompus à l’utilisation des technologies d’IA, chercheur en intelligence artificielle, philosophe spécialiste des impacts de l’innovation sur le monde du travail, historien recourant aux robots conversationnels pour écrire des livres savants, originaux … et fiables.

« Nous vous convions à faire de la philosophie, à vous demander ce qu’est l’IA dans nos vies, à vous interroger sur la place de la créativité à l’ère de ChatGPT », lançait Vincent Reynier. Un appel reçu 5 sur 5.

« L’heure est venue de s’approprier l’IA, de vivre avec elle et de l’utiliser sans crainte pour optimiser nos compétences, nos modèles économiques, notre productivité, notre relationnel client et le management de nos cabinets », renchérissait Cyril. Un message reçu lui aussi 5 sur 5.

  1. Des avancées métier appréciables : apprendre à boxer dans la catégorie des utilisateurs de l’IA

Première intervenante : Maud Bodin-Veraldi. Convaincue des bienfaits de l’IA pour les professionnels du chiffre, cette élue de la CRCC de Paris, qui se qualifie de « geek », utilise ChatGPT dans ses travaux en expertise comptable, en audit et en évaluation financière.

« J’ai insufflé l’IA dans mes équipes », professe-t-elle avec force, consciente que ChatGPT et consorts – Bard, Bing Chat … – constituent de véritables leviers de performance et de productivité. Elle recommande d’utiliser plusieurs outils d’IA concomitamment, de façon à mieux sécuriser les sources en croisant des données, les informations et les approches.

A ses yeux, si l’IA est précieuse pour augmenter la productivité et réduire les tâches rébarbatives sans valeur ajoutée, elle ne pourra pas remplacer la documentation technique ni livrer des consultations « clé en main ». Les réponses des robots conversationnels sont trop générales, et sujettes à caution aussi longtemps qu’elles ne sont pas retraitées par une intelligence humaine. Voire confusantes (exemple d’une demande de consultation sur l’equity quicker qui renvoie … au poker !).

Et de faire un éloge appuyé – et applaudi – du rôle du jugement professionnel et de l’esprit critique.

Autres pistes prometteuses grâce à l’IA : la rédaction de modèles de mails, la détection de pièces manquantes dans une comptabilité, l’application des techniques de data analyse à la lutte contre la fraude ou à la comparaison des bases de données, etc. Des start-up au service de la profession et grandies en son sein, telles que Kantik (détection de fraude automatisée)  ou Sesha (réalisation par l’IA   d’analyses de l’évolution des principaux indicateurs de gestion d’un dossier à partir des données comptables), méritent toute l’attention des professionnels. « Mais en matière de consultations, on en est encore dans les balbutiements avec l’IA. »

  1. L’éthique et la philosophie rejoignent la partie : le combat de l’esprit et de la liberté

Second intervenant : Jean-Gabriel Ganascia, chercheur en intelligence artificielle de renommée internationale, professeur d’informatique à la Sorbonne, ancien président du comité d’éthique du CNRS, et (entre autres) auteur à succès.

« L’intelligence artificielle, on en parle beaucoup actuellement. J’en fais pour ma part depuis 44 ans ! », précise-t-il en préambule pour relativiser (un peu) les choses et mettre en perspective les enjeux éthiques et historiques de l’IA.

Né en 1956, le concept d’intelligence artificielle recouvre les facultés cognitives de l’intelligence (autrement dit, l’intelligence au sens des psychologues) telles que la perception, la mémoire, la démonstration de théorèmes ou la communication … Mais la machine est sans esprit, « elle n’est pas astucieuse » et ne le deviendra pas, même si ses capacités d’auto-apprentissage iront croissantes.

Le raz de marée d’Open AI, la start-up qui a développé ChatGPT ? Certes, cet outil s’est diffusé à une vitesse ahurissante mais il est le fruit d’un long travail de fond. Ramenons les choses à leur juste mesure. Et évitons d’être paralysés par des hantises sans fondement. Les risques de l’IA sont bien réels. Mais « il existe des marchands de peur, au nombre desquels les grands acteurs de la tech eux-mêmes. Le mythe de la singularité, avec des superintelligences artificielles dépassant de loin l’intelligence humaine n’est … qu’un mythe. »

Cependant, il convient de faire preuve de beaucoup de circonspection vis-à-vis des usages de la technologie, notamment à l’égard de la publicité ciblée – sur laquelle se fonde l’économie des grands acteurs du web – ou du formidable développement des images virtuelles génératives. Ces outils, qui favorisent une surveillance généralisée ou qui peuvent nous induire en erreur en nous faisant prendre pour vraies de fausses images, provoquent de nouvelles problématiques éthiques, politiques et sociétales.

Mais la vigilance doit s’exercer non pas tant envers la technologie elle-même qu’envers « les hommes qui sont derrière la machine, qui conçoivent et qui diffusent les outils d’IA, et qui pourraient tout savoir des individus et des sociétés qui les utilisent ». De là l’impérieuse nécessité d’une vigilance accrue et d’un encadrement juridique approprié, même si la réglementation européenne – le RGPD, les règlements DSA et DMA, et bientôt l’IA Act – peut être regardée comme trop contraignante et établie sur la notion parfois vague et contestable de risque présumé, associé à telle ou telle technologie.

Alors que la technologie change le monde, il devient donc urgent d’alerter sur certains risques insuffisamment pris au sérieux, mais sans verser dans la psychose. Et il est d’autant plus indispensable de travailler sur l’éthique, comprise non seulement comme un ensemble de règles, mais aussi comme « de la réflexion individuelle et collective. »

L’éthique et la philosophie, c’est aussi le domaine de la troisième intervenante, Apolline Guillot, rédactrice en chef de Philonomist, la branche de Philosophie Magazine dédiée au travail et à l’innovation, normalienne et professeure agrégée de philosophie spécialisée dans l’interaction homme-machine et l’intelligence artificielle.

« Mon métier de journaliste est transformé par les IA, mais il n’est pas appelé à disparaître pour autant. Va-t-on vers un grand remplacement de l’homme par la machine ? Je ne le crois pas. Il faut être plus nuancé ! » Et de rappeler que la plupart des grandes transformations se font sur le mode de la coopération.

Selon elle, la domination de la machine sur l’homme est une vue de l’esprit. « On va toujours se servir de notre intelligence », assure-t-elle, en convoquant à l’appui de son argumentation le philosophe et penseur de la technique Gilbert Simondon (1924-1989), convaincu que l’être humain peut et doit trouver son rôle à côté des machines, au lieu de se diminuer, de fléchir, de céder la place. Halte aux prophéties catastrophistes ! (cf. le Moratoire sur l’IA, ou l’étude de mars 2023 de Goldman Sachs relative aux effets de l’IA sur l’emploi).

L’ambition est de collaborer, de dialoguer avec l’intelligence artificielle et de sortir d’un schéma de pensée où l’affrontement est de mise. Place à la coopération et aux interactions positives ! « On parle d’un match entre le robot et l’humain. L’idée de la compétition est très ancienne, elle remonte aux débuts de la révolution industrielle, où le développement économique s’inscrivait dans une relation de domination et d’exploitation, dans un corps-à-corps avec la matière et avec les autres. » Or, la technique est un simple outil, il faut chercher à en régler les usages afin qu’ils ne nous asservissent pas. Sans chercher à asservir l’outil lui-même, surtout si, comme l’indique Apolline, « l’IA nous apprend à mieux nous comprendre nous-mêmes ».

La production des normes comptables illustre l’illusion du grand remplacement. Ce rôle normatif ne peut pas être délégué à une machine. Car dans la production et l’application des normes, intervient une décision éthique, un jugement. La norme a un soubassement éthique, c’est « une forme de justice et de vérité. » De sorte que la puissance normative ne peut appartenir qu’à l’être humain. C’est affaire de liberté et de libre-arbitre.

  1. Face à l’IA, la créativité humaine n’est pas dans les cordes, bien au contraire !

Honneur à la créativité et aux créateurs ! On se dit qu’avec les outils d’IA, écrivains et photographes, musiciens et designers sont condamnés à disparaître ou à végéter. Raphaël Doan vient nous rassurer. Il n’en sera rien.

Cet agrégé d’histoire, auteur et magistrat passé par l’ENS et l’ENA, a écrit l’un des tout premiers livres avec l’aide d’un robot conversationnel, une uchronie où l’on imagine que l’empire romain n’a pas chuté. Il remet les choses à sa juste place :

« ChatGPT ne fait rien de lui-même, il lui manque la volonté de créer », celle qui anime justement les créateurs. Pour toute création sortie des mains d’un robot, il faut une force humaine qui l’incite à agir et qui valide le résultat obtenu, au prix d’un travail souvent très important de correction, de retraitement, d’ajustement … « ChatGPT a été pour moi un formidable stimulant pour la réflexion et la création », assure-t-il. Donc pas un obstacle ni un concurrent. Pour lui aussi, un dialogue fécond peut s’établir avec la machine.

Un travail itératif avec l’IA peut avoir beaucoup de pertinence, y compris pour tester des projets humains. Si la machine trouve des arguments valables pour critiquer un texte, une œuvre, un projet, alors il est possible, sinon probable, que ces créations ou ces intentions ne tiennent pas la route …

Sur la nature du processus créatif, Raphaël souligne que rien n’est jamais totalement neuf et inédit. La création humaine se nourrit et s’inspire toujours de ce qui a déjà été réalisé. L’apprentissage repose en partie sur une forme de copie, et la création est une forme d’imitation du déjà-dit ou du déjà-vu : en somme, un recyclage.

Et de rappeler que le fantasme du grand remplacement n’est pas nouveau : l’invention de la photographie au 19e siècle ne devait-elle pas sonner le glas de la peinture ? Il n’en a rien été. La peinture a perduré et s’est renouvelée. La photographie est devenue un art à part entière et en a même engendré un autre, le cinéma.

C’est pourquoi « l’IA va susciter davantage de créativité » au lieu de l’étouffer et de donner le coup de grâce aux créateurs.

En guise de conclusion

Comment penser le Match Homme versus Machine ? Comme le contraire d’un affrontement à mort, mais comme un match à deux vainqueurs, si les deux parties en présence coopèrent et dialoguent.

Tel fut le fil rouge de cette rencontre d’une très grande richesse, dont cette synthèse succincte ne peut pleinement rendre compte.

Avant de siffler la fin de la partie, chacun des participants a été invité à délivrer quelques recommandations à la profession. Ils se sont exécutés de bonne grâce.

Pour Maud, il faut se former. « Utilisez l’IA générative comme un outil de productivité ». Créer de la valeur est gratifiant et inspirant. C’est la vocation de la profession.

Jean-Gabriel, lui, a repris une citation célèbre : « N’ayez pas peur ! » Dédramatiser ! Aller de l’avant ! La profession comptable peut et doit avoir confiance dans son avenir. Elle doit, comme tous les autres corps de métier, se défier d’une vision oppositionnelle et préférer toujours la voie d’une approche partenariale avec l’IA. Sans oublier, une fois encore, que derrière les machines il y a des hommes et, bien souvent, des enjeux de pouvoir et des sujets économiques et politiques – notamment des enjeux de souveraineté.

Apolline a souligné qu’il y avait du plaisir à utiliser les IA, à se familiariser avec leur fonctionnement, à les tester, à se perfectionner avec elles. Aussi a-t-elle appelé les professionnels à éprouver plaisir et curiosité à travailler avec ces outils.

Raphaël, lui, a estimé qu’il était de grande importance que tous les collaborateurs des cabinets soient au courant des capacités opérationnelles des IA génératives et s’approprient ces outils. Il a également rappelé les grandes capacités de ces outils pour coder !

Vincent a martelé l’obligation de formation en matière d’IA. « Il ne faut pas confondre formation et information. » Et il a fait écho à Jean-Gabriel en invitant à se méfier davantage des humains derrière les machines que des outils eux-mêmes.

Une sentence inspirante pour clôturer le match ?

Maud : « L’IA n’est pas le dernier gadget à la mode et la profession ne sera pas plus détruite par elle qu’elle ne l’a été par les avancées techniques antérieures »

Jean-Gabriel : « Il n’existe pas de déterminisme en matière de technologie. L’IA sera ce que nous en ferons. A nous, à vous, de l’utiliser à bon escient. »

Apolline : « Vous avez le dernier mot, votre jugement vous engage, la responsabilité vous incombe, ne la déléguez jamais à une machine. »

Raphaël : « L’IA, c’est un peu comme le génie d’Aladin. On peut lui demander des vœux, mais il faut être attentif à la qualité des vœux qu’on formule »

Et c’est sur ces mots que Cyril a mis fin avec brio à ce match pacifique et enthousiasmant où le seul K.O. à craindre sera pour les retardataires de l’IA, les récalcitrants, les quelques professionnels qui refusent de s’y intéresser a minima et au mieux à s’y former, et de s’adapter pour tirer le meilleur profit de l’IA.

Tout au long de cette conférence, l’intelligence des hommes, des femmes et des machines a livré un beau duel, bien exécuté, bien arbitré et fort apprécié des confrères et des consœurs.

Combativité, adaptabilité, créativité, liberté et responsabilité : autant de maîtres-mots pour permettre à la profession de se guider dans ce nouveau monde où l’IA est parmi nous et doit être avec nous et pour nous.

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